Je n’avais pas cinq ans, je m’en souviens encore, mon frère aussi, c’était en décembre 1943. Nous étions tous les deux chez ma tante, sœur de ma mère, en vacances dans la ferme du P…. . Enfin, c’était surtout pour moi les vacances. Mon frère à douze ans, il travaillait déjà, fallait commencer tôt à cette époque. En plus, c’était la guerre… Ce jour-là, il faisait du cidre au pressoir, comme autrefois ; je le regardais. Au pied du pressoir, un baquet rempli de cidre. Il en prend un seau et il va le porter dans un tonneau, un peu plus loin ; je le regardais. Pas mon frère, le cidre !… Ni une, ni deux, je profite de son absence. Pas du cidre, de mon frère… Je récupère une paille de blé sur le pressoir. Pourquoi ? Pour siphonner le bon cidre doux qui s’ennuie dans le baquet. Autour du pressoir, bien évidemment, c’est humide, le sol glissant. Qu’importe ! je veux goûter le bon cidre doux qui s’ennuie dans le baquet. Je suis à peine plus haut que trois pommes. Il faut bien se pencher un peu, non ? Je me penche… Que s’est-il passé d’après vous ? Rien de spécial. Il est seulement arrivé ce qui devait arriver. Je suis tombé la tête la première dans le baquet rempli au trois quarts. Naturellement, j’avais les jambes en l’air. Enfin naturellement c’est vite dit ! J’ai voulu boire, j’ai bu. Mon frère, quand il est revenu, il a pas trouvé ça naturel, le p’tit René les jambes en l’air, dans le baquet rempli au trois quarts. Il m’a vite retiré du baquet et il m’a remis à l’endroit.
J’ai eu beaucoup de chance, s’il avait tardé, plus de p’tit René, noyé !… Et je ne pourrais pas écrire aujourd’hui, à quatre-vingts ans passés, l’histoire de ma vie. Enfin bref. Mon frère, je suppose un peu paniqué, a appelé ma tante. Elle m’a pris tendrement dans ses bras puis, direction la maison pour me réchauffer auprès d’un bon feu de cheminée. J’ai eu chaud…
Le cinq août 1944, les troupes américaines arrivent en fin de journée au B…… . Il n’y a aucun Allemand à l’horizon. Elles établissent, en soirée, leur camp de base, juste un peu plus au sud, près de l’étang de la C…… où se prépare la libération de L…. qui débute le lendemain matin. Que s’est-il donc passé au P……, chez ma tante Marie, vers neuf, dix heures du soir en cette journée du cinq août ? Stationnés juste un peu plus haut, des soldats américains ivres… Qu’avaient-ils donc bu ? Du whisky ? Plutôt de la gnôle, je suppose, certainement offerte par les habitants en guise de bienvenue. Toujours est-il, les soldats, bien chauds, devenus dingues, se mettent à tirer dans tous les sens, dans tous les coins. Ça pétarade sec !… Ma tante qui vaquait à ses occupations derrière l’étable est touchée par au moins une balle. Une balle perdue comme on dit. Elle meurt. Il n’y aura pas d’enquête. Le lendemain, les Américains libèrent L…. .
J’ai eu la vie sauve au P…., ma tante n’a pas eu cette chance. Elle m’a tenu dans ses bras pour me réchauffer. Huit mois plus tard, elle était morte. Un accident comme on dit. C’est souvent comme ça la vie. Un jour c’est triste, un jour c’est gai. C’est pas facile tous les jours, faut faire avec, mais parfois, la vie est vraiment impitoyable.